Je me suis lancée dans la lecture de Mauprat de George Sand sans rien savoir de l’intrigue, en confiance totale, pour accompagner mes deux amies qui préparent l’agrégation de l’année prochaine. Cela m’a très bien réussi, étant donné que ce fut un deuxième coup de cœur littéraire pour le mois de mai. J’avais déjà lu Le meunier d’Angibault de l’autrice, et si j’avais déjà beaucoup aimé ; je fus, cependant, complètement emportée par Mauprat et par les thématiques que le roman évoque avec finesse. Je vais tenter de vous retracer mes impressions dans cette chronique.
Mauprat c’est une histoire d’éducation, d’apprentissage et d’amour. Le roman retrace l’histoire de Bernard de Mauprat, qui, après la mort de sa mère, se retrouve à grandir dans la branche principal de sa famille – au château de la Roche-Mauprat, composée uniquement d’hommes violents et cruels dans le Berry. Vivant comme des seigneurs, ils terrorisent le voisinage. Bernard grandit dans cet environnement malsain entre mauvais traitements et brigandage. Un soir, Edmée de Mauprat, issue de la deuxième branche de la famille – à la vie beaucoup plus honnête – se perd et se fait piéger dans la Roche-Mauprat. Les oncles de Bernard poussent ce dernier à la violer. Alors qu’il tombe amoureux d’elle, elle le convainc cependant de ne pas le faire et il s’échappe avec elle, profitant d’une attaque de la maréchaussée contre sa famille. Il vit ensuite aux côtés d’Edmée et de son père, le chevalier, qui entreprennent d’éduquer le jeune homme.
Cette première branche des Mauprat est la représentation d’une vision sinistre et un peu fantasmée du système féodal. Incultes, sombres et pleins de violences, ils sont coupés du reste du fonctionnement de la France et de la société française. Ils sont également un véritable contraste avec Edmée, son père et ce que va devenir Bernard.
« Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous étaient dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans ressources. Le pays d’alentour avait été abandonné à la suite de nos violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le désert autour de nous. » (Édition numérique de la bibliothèque électronique du Québec, chapitre 6, p. 78)
C’est dans cette atmosphère que l’on commence à découvrir le personnage de Bernard. Un personnage haut en couleur, plein de passion, qui m’a, tour à tour, beaucoup irritée et attendrie. Le lecteur suit sa vie et, surtout, son évolution. Une évolution que j’ai trouvé fascinante et qui illustre parfaitement les propos de Sand sur l’éducation : « en attendant une éducation, commune à tous, et cependant appropriée à chacun, attachez-vous à vous corriger les uns les autres. » (Chapitre 30, p.622)
Le premier contact avec Bernard se fait dans un sentiment à demi-teinte, entre pitié et crainte pour le personnage qui vit dans un environnement très sombre, mais qui comprend plus ou moins que certaines violences sont méprisables :
« Dans l’absence de tout principe de morale, il eut été naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je voyais mettre en pratique ; mais les humiliations et les souffrances qu’en raison de ce droit mon oncle Jean m’imposait m’avaient appris à ne pas m’en contenter. Je comprenais le droit du plus brave, et je méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au prix des ignominies qu’on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais ces affronts, ces terreurs, imposées à des prisonniers, à des femmes, à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des appétits sanguinaires. Je ne sais si j’étais assez susceptible d’un bon sentiment pour qu’ils m’inspirassent de la pitié pour les victimes, mais il est certain que j’éprouvais ce sentiment de commisération égoïste qui est dans la nature, et qui, perfectionné et ennobli, est devenu la charité chez les hommes civilisés. » (Chapitre 2, p.37)
L’éducation passe par la culture, la lecture, l’enrichissement au contact des autres et la construction continue de sa conscience. On voit tout cela à travers l’évolution progressive de ce personnage qui apprend peu à peu la différence entre les désirs face à la beauté, puis la frustration et l’amour véritable d’une personne pour ce qu’elle est, pour ses qualités. Il découvre aussi ce qu’autrui peut lui apporter, par les rencontres et les amitiés qui peuplent sa vie. Je pense ici aux personnages de Patience, de Marcasse, de l’abbé et d’Arthur. Je les ai tous adoré et, de manière générale, je trouve que George Sand représente à la perfection ce qu’est une bonne amitié et l’amour, qui poussent à l’enrichissement personnel et nous tirent vers une meilleure version de nous-même, tout en nous soutenant pendant les pires épreuves de la vie.
Si Bernard m’a irritée de très nombreuses fois pendant le récit, je me suis tout de même attachée à lui et j’ai été vraiment fascinée par son évolution et les changements par lesquels passe sa relation avec Edmée.
« Bernard, votre amour est plein d’exigences contradictoires. L’inconséquence est, d’ailleurs, le propre de tous les amours humains. Les hommes s’imaginent que la femme n’a point d’existence par elle-même et qu’elle doit toujours s’absorber en eux, et pourtant ils n’aiment fortement que la femme qui paraît s’élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l’inertie de son sexe. […] Sachez donc distinguez l’amour du désir ; le désir veut détruire les obstacles qui l’attirent, et il meurt sur les débris d’une vertu vaincue ; l’amour veut vivre, et, pour cela, il veut voir l’objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant dont la force et l’éclat font la valeur et la beauté » (Chapitre 14, p. 340 à 341)
J’ai adoré Edmée. Elle ne se laisse pas faire, reste loyale à ses idées, à ses valeurs et est pleine de culture. Dès le début, elle n’hésite pas à remettre Bernard à sa place. Son personnage m’a émue à de nombreuses reprises. Elle offre une dynamique parfaite avec Bernard, et, comme le jeune homme, le lecteur ne peut complètement se prononcer sur ses sentiments jusqu’à ce qu’ils soient clairement énoncés.
J’ai également beaucoup apprécié les personnages secondaires qui tentent de nuire à Bernard. Détester Jean de Mauprat et mademoiselle Leblanc fut un plaisir. Je trouve d’ailleurs que même les personnages « négatifs » et antipathiques sont très bien traités par l’autrice, avec des nuances subtiles. Le manichéisme complet n’a pas sa place dans le récit, et à travers le développement de la pensée de Bernard, tous les personnages gagnent en complexité.
Le personnage de Patience et son rapport aux mots et à la poésie m’a beaucoup touchée. Cela m’a un peu rappelée ma découverte de la lecture, des histoires et de la littérature ; et surtout, de la force des mots. J’aimerais vous partager un extrait qui m’a émue et qui, je trouve, résonne encore avec force aujourd’hui :
« Depuis que je sais qu’il est permis à l’homme, sans dégrader sa raison, de peupler l’univers et de l’expliquer avec ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l’univers ; et, quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves ; je me dis que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l’œuvre divine, ils s’entendront aussi, un jour, pour s’aimer les uns les autres. Je m’imagine que, de père en fils, les éducations vont en se perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné ce dont il n’avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi que bien d’autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en eux-mêmes et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens que nous sommes ! » (Chapitre 10, p. 193)
J’y ai retrouvé, dans les paroles de Patience, mon propre rapport à la littérature, qui permet tout à la fois, de se recentrer sur les choses importantes, de nourrir sa conscience, son esprit critique et sa vision du monde, ainsi que de s’ouvrir à l’inconnu et à d’autres vies.
En dehors du propos sur l’éducation, Mauprat est un récit haletant avec une narration très bien construite et efficace. C’est Bernard Mauprat lui-même qui raconte son histoire et qui décide ce qu’il veut dire ou pas aux deux jeunes hommes qui l’écoutent :
« Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les évènements de ma vie où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d’être raconté. S’il y a quelque chose de bon et d’utile dans ce récit, profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d’avoir un conseiller franc, un ami sévère ; et aimez non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous corrige. […] Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n’exhortez personne à s’y abandonner. » (Chapitre 30, p. 619)
J’aime vraiment beaucoup l’écriture de George Sand, qui n’hésite pas à faire passer sa pensée par des phrases piquantes. D’autres passages sont vraiment très beaux et émouvants, décrivant les sentiments du personnage avec justesse. J’ai adoré la lettre d’amour que Bernard adresse à Edmée, si belle et pleine de douleur. Certains moments du récit, se passant à la Roche-Mauprat, m’ont fait penser au registre du gothique.
« Le terroir est au centre de la vie de George Sand comme il est au cœur de son œuvre. Qu’il soit appréhendé géographiquement, affectivement, ou sur le plan de l’imaginaire et de la symbolique, ce morceau de pays à force d’intimité et d’intériorisation nourrit et construit l’imaginaire de la romancière, et finit par exprimer sa vision du monde, sa dimension d’être. Ce terroir sandien, dans ce qu’on a l’habitude d’appeler les romans rustiques semble se construire principalement en marge de l’histoire. »[1]
« George Sand aime son Berry pour les raisons inverses qui lui faisaient admirer les Alpes ou les Pyrénées. La nature du Berry ne propose pas de spectacles grandioses. C’est une nature abordable, modeste, faite de mesure et d’harmonie. » [2]
On retrouve tout cela dans Mauprat : la campagne du Berry a une grande place dans le récit et on y voit une vie simple et tranquille à travers la famille d’Edmée, ainsi qu’avec Patience. Lorsque dans le roman, Bernard et Edmée sont à Paris et en société, le personnage principal finit par mépriser ce monde, qui l’attirait néanmoins au départ :
« Les privilégiés de la société donnaient ardemment les mains de la ruine prochaine de leurs privilèges, par mécontentement de ce que les rois les avaient restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes constitutionnels, s’imaginaient qu’ils allaient fonder une monarchie nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le trône ; et c’est pour cela que les plus grandes admirations pour Voltaires et les plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées dans les salons les plus illustres de Paris. Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de l’esprit humain, avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de vivacité querelleuse aux relations froides et guindées des vestiges de la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et donné une apparence de fond aux frivoles manières de la régence. » (Chapitre 12, p.290)
« […] jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes creuses, tant de sagesse d’apparat, tant d’inconséquences entre les paroles et la conduite, qu’il s’en débita à cette époque parmi les castes soi-disant éclairées. Il était nécessaires de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre l’admiration que j’eus d’abord pour un monde en apparence si désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité ; le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d’affectation et de légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des convictions les plus saines. » (Chapitre 12, p.291)
Ces salons, remplis de belles paroles sans réel fond, mettent d’autant plus en valeur leur vie à la campagne. La campagne et le Berry étaient déjà centraux dans Le Meunier d’Angibault. À travers mes – très – rapides recherches, j’ai vu que ce sont des lieux communs importants dans les œuvres de George Sand tout au long de sa vie.
Mauprat fut donc un véritable coup de cœur pour moi. J’ai trouvé cet ouvrage beau et riche, tant dans le fond que dans la forme. Happée par le récit, j’avais tout de suite envie d’y retourner dès que je laissais ma lecture un peu de côté et les personnages d’Edmée et de Bernard sont encore restés dans mon esprit plusieurs jours après avoir achevé la lecture de l’ouvrage. Je le conseille avec enthousiasme à tout le monde. Il y a certainement encore beaucoup de choses à dire sur ce roman, j’espère vous avoir donné envie de le découvrir par vous-même.
[1] PEYLET, Gérard. Terroir et histoire dans l’œuvre de George Sand In : George Sand : Terroir et histoire [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006 (généré le 13 juin 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/7799>. ISBN : 9782753531635. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.7799.
[2] Ibid.